L’enclos de Sizun

Ombres et lumières

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Avant de pénétrer dans l’enclos de Sizun, restons un moment au dehors et posons-nous la question : que perçoit en premier le voyageur venant de la route principale ?

S’il vient de Commana, s’impose à lui la rangée des Apôtres, ceints du Credo déployé sur leur poitrine. Si, au contraire, il arrive de Landerneau, c’est l’arc de triomphe qui l’accueillera. Dans les deux cas lui sera renvoyée une image d’ordre et d’harmonie servie par un art classique.

Le recteur de Sizun nous faisait remarquer que, lorsqu’on voit pareille entrée, aussi majestueuse, la curiosité est grande de savoir ce qu’il y a au-delà. Cette remarque pourrait nous servir d’invite à passer le seuil de l’enclos dont l’arc de triomphe, par son aspect monumental contraste étrangement avec la scène de la Crucifixion si dépouillée et austère où la croix est plus saisie comme un signe que comme un sujet dramatique. Dans l’ensemble architectural de l’enclos de Sizun, l’arc de triomphe est le seul élément qui puisse se voir mieux de l’extérieur que de l’intérieur. Peut-être d’ailleurs est-il fait pour être vu de l’extérieur, sa fonction propre étant de séparer un espace neutre d’un espace sacré.

Sitôt franchi le seuil, nous avons tout lieu d’être étonnés, car le bel ordonnancement que l’on percevait de l’extérieur, avec la rangée des Apôtres bien alignés et la rigidité un peu froide de l’arc de triomphe sont brouillés par une prolifération d’images renvoyant à un imaginaire païen.

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Sur notre gauche nous trouvons l’ossuaire que nous garderons, sans jeu de mot, pour la fin en expliquant pourquoi cela nous semble légitime.

Le porche, fait assez rare pour être noté, n’est pas habité par les Apôtres qui ont migré sur la façade de l’ossuaire pour laisser la place à des figures du monde fantastique et du quotidien. Ce sont les lions et sirène à gauche du porche, puis un couple d’animaux différenciés à la base de la voussure encadrant le porche. Il y a peu de place pour la représentation humaine, ou quand celle-ci a lieu, elle est minimalisée. Une fois des dragons enserrent des troncs d’homme ou de femme ; une autre fois l’homme n’est saisi que dans le cadre de son travail comme dans cette jolie voûte au vignoble qui orne l’entrée de la sacristie où certes l’homme n’est plus menacé directement comme lorsqu’il était la proie des monstres, mais dans son occupation. Ainsi se voit-il disputer les fruits de son travail par les oiseaux qui grappillent le raisin et même par un escargot. Nous retrouverons ce thème de la menace qui pèse sur le travail des hommes, repris dans la frise que nous allons découvrir maintenant en contournant l’église ; mais dans la frise ce traitement n’est pas décoratif.

Combien énigmatique et irrationnelle fut jugée celle-ci par les commentateurs contemporains ! Or cette frise a une ponctuation bien précise que nous allons tenter, dans l’approche qui est la nôtre, de mettre en lumière. Mais tout d’abord il faut dire pourquoi nous la trouvons remarquable. Premièrement, elle est l’endroit ou le moment, où les choses se mettent en place, comme à la manière d’une bande dessinée dont les figures auraient trouvé leur case. Ici se rencontrent à nouveau anges, démons et figures humaines, mais liées entre elles. Secondement, jusqu’ici nous n’avions vu que des saints et démons, et aucun n’était à notre hauteur. Un tel choix de présentation de la part du maître d’œuvre peut s’expliquer par le fait que saints et démons participent de l’exemple que l’on veut donner, ou de la crainte que l’on veut inspirer. Avec la frise nous est enfin donné quelque chose à comprendre. Elle se situe à hauteur d’homme et est par conséquent lisible. Que nous donne-t-elle à voir ?

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D’abord deux têtes encadrant un animal, puis deux têtes encadrant une fleur ; point de départ ou prémisses, le monde animal et le monde végétal livrés à eux-mêmes. Thème initial pour un mouvement symphonique. Puis cette étonnante tête portant latéralement deux chandeliers. La même tête offrira des variantes dans la suites de la frise : tête-aux-deux-cornes-d’abondance, tête-aux-deux-rameaux-fleuris, tête-au-couple-d’animaux. Elle sert d’ossature à ce texte de pierre et en est ce que nous appelions la ponctuation. Or, à mesure que ces têtes se suivront, les séquences qu’elles rythment évolueront.

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Revenons au début. Avec la tête portant deux chandeliers sont présentées les conditions initiales pour un début de la vie. Mais nous sommes ici dans les coulisses de la vie : une vie bondissante, mobile, relation d’un ordre naturel basé sur la force (scènes de rapines, renard tuant un coq, loup chassant le cochon).

Avec la deuxième tête-aux-cornes-d’abondance commence la seconde séquence. A ce moment précis la figuration enregistre une modification. Rappelons-nous les quatre têtes du début qui encadraient l’animal et la fleur. A présent, elles encadrent un cœur.

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Il y a passage du groupe nature (animal-fleur, chandeliers) à celui cœur/cornes d’abondance. Les dés sont redistribués. Suivent des scènes d’allaitement de la truie et de ses petits et des scènes de récolte. Les rapines certes subsistent, mais une chose capitale a changé ; dans la première séquence le renard tuait le coq, maintenant la poule poursuivie par le renard se retourne et lui fait face pour protéger ses petits. On peut parler de la mort du coq, mais on doit parler du sacrifice de la poule, d’autant que cette scène, qui ne serait que pittoresque si elle était prise isolément, prend un relief certain quand on regarde celle qui suit :

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une femme qui tient son chapelet, met la main sur la tête de son enfant. Poule et mère, mère-poule, c’est le même geste de protection, mais élevé maintenant à un niveau humain. Si nous mettons ces deux scènes jumelles en opposition avec les rapines du début, il apparaît que nous sommes passés du monde naturel (couple fleur-animal), où régnait la force brute, au monde culturel (cœur) où la force se peut neutraliser. Avec l’apparition du cœur les choses ont pris un sens : la mort de la poule a un sens puisqu’elle défend ses petits, alors que celle du coq, aussi pénible fût-elle pour le volatile en question, n’en avait pas. Dans le désordre apparaît enfin un ordre, un point d’équilibre. C’est le moment où l’angelot ailé et les monstres, figures de l’imaginaire chrétien et paIen arrivent à s’équilibrer elles aussi, et à se faire face.

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A ce stade de notre lecture, la troisième tête-aux-rameaux-fleuris, expression du langage humain ne nous surprend pas : l’avènement du sens de la vie se fait par la Parole. Par elle nous naissons au monde. Enfin la dernière tête retenant dans sa bouche un couple d’animaux, mâle et femelle, reprend en la soulignant s’il en était encore besoin, cette idée qu’un certain ordre réside dans l’équilibrage des forces contraires. Peut-on rêver figuration plus humaine et plus sage ?

Nous ne quitterons pas l’enclos sans nous arrêter devant l’ossuaire. En haut trônent les saints Apôtres, habillés des pieds à la tête, le Credo en écharpe bien lisible, reconnaissables à leurs attributs traditionnels.

Mais que signifie cette femme sculptée à hauteur d’homme et parfaitement anonyme. Si nous avons trouvé cette figure remarquable, c’est parce qu’elle est la seule représentation humaine de l’Enclos qui ne soit pas réduite par le cadre du travail ou magnifiée, comme les Apôtres. Elle se présente à nous toute nue, présence énigmatique. Comme elle contraste avec les Apôtres, eux si vêtus, elle si dépouillée. Elle tient dans ses bras un rouleau de papier où ne se lit nul message, malgré le losange découpé dans le rouleau, comme une petite fenêtre, et à travers quoi on ne voit rien à lire. On ne lit rien parce qu’il n’y a rien à lire ou parce que ce qui y serait consigné est de l’ordre du secret. Chose plus étrange encore : les bras portent le rouleau, mais celui-ci n’est pas séparé d’elle, car il rentre ainsi que le sculpteur l’a suggéré avec maîtrise dans son ventre. Mais, rentre-t-il ? ou en sort-il ? Offre-t-elle ? ou reçoit-elle ? Le porte-t-elle comme un fardeau ou comme une délivrance ? meurt-elle ou naît-elle ? Gardons l’ambivalence pour ne pas trahir l’homme qui la sculpta. Si le parchemin contient quelque chose, gageons que c’est la consignation des actes de sa vie. Si au contraire il est vierge, cela veut-il dire que déjà le pardon est donné ?

Mais dans les deux cas la femme de l’ossuaire continue de nous interroger depuis la nuit où elle entre, car elle porte dans ses bras le mystère de la vie que chacun garde en lui, invisible aux autres et que Dieu seul peut lire.

Ainsi sur l’ossuaire figurent les deux états de la Parole. L’une éclatante symbolisée par le Credo, l’autre silencieuse, celle du rouleau de papier. Cette dernière a ceci de particulier que contrairement au Credo des Apôtres elle n’est pas donnée directement ni d’emblée.

Regardons la tête figurée à gauche de la femme-au-rouleau. Elle porte étrangement ce même rouleau quoique plus petit, mais cette fois relié à la bouche. Sur la façade de l’ossuaire l’accent est directement mis sur la corporéité de la parole. Mais attention, la représentation fragmentaire du corps (têtes en médaillons) indique que cette corporéité de la parole se fait par étapes et qu’elle demande temps et effort. Contrairement à la Parole des Apôtres, elle n’est pas donnée, elle s’acquiert.

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Ce que nous dit la femme-au-rouleau, c’est que cet « apprentissage » de la parole passe par le corps tout entier et non seulement par le corps réduit à la tête ou au tronc.

Mais pourquoi avoir choisi une femme plutôt qu’un homme ? Nous le disions plus haut, le livre sort de son ventre : seule la femme donne naissance, et le livre est donc porté par elle comme un enfant, à bout de bras, comme s’il était le résultat d’une longue délivrance et d’un harassant tiraillement vers la lumière. Or, en portant ce livre qui est le livre de sa vie, son misérable petit tas de secrets, de doutes et d’angoisses, c’est elle-même qu’elle porte ; de sorte que s’il y a naissance, c’est naissance à elle-même par la parole, c’est-à-dire « connaissance ».

A l’instant de quitter le monde, cette femme que l’on sait nue, retrouve par une attention touchante du sculpteur, une parure, sous la forme de ce rouleau de papier qui lui fait une tunique jusqu’au genoux. La voilà rendue au point où sa parole l’habille. Nous ne saurons jamais ce qu’elle a consigné dans son livre ; nous touchons ici à l’infracassable noyau de nuit dont parlait André Breton. Ce que nous pouvons dire est simplement que, si cette parole a un sens, c’est parce qu’elle est passée par elle-même.

Si les Apôtres, vus de l’extérieur, ont fonction d’exemplarité, considérés depuis l’intérieur de l’enclos et confrontés à l’image de la femme, leur fonction est autre ; ils deviennent intercesseurs et témoins. Entre eux et la femme-au-rouleau se tisse une relation privilégiée dans laquelle le livre de nos vies (livre replié) est réfléchi à la manière d’un négatif photographique qu’il faudra développer (dérouler), dans le livre glorieux, le Credo, que portent les Apôtres, déroulé depuis l’épaule.

Pour finir, entre cette femme qui prend congé du monde et cet au-delà qui la dépasse, il y a ce livre ouvert qui donne un sens à sa vie.

Nous lisions sur la frise de l’église que la parole est le chiffre de notre présence au monde. Sur l’ossuaire nous retrouvons la même idée, mais plus interiorisée, plus touchante.

Par delà l’étonnant contraste des diverse figurations que nous avons trouvées à l’intérieur de l’Enclos de Sizun, nous percevons par quels chemins peut se faire cette prise de conscience de notre condition d’homme. Ce n’est pas une mince affaire. Voilà sans doute pourquoi il est souvent préférable de s’en référer à l’étude du style ou à l’histoire.