Le retable des cinq plaies à Commana

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L’avenir d’une illusion, le retable des cinq plaies

Difficile de ne pas s’arrêter quelques minutes devant l’orgueil de la Marine de Brest : le retable du Christ, dit aussi des cinq plaies. Certains voient là un sommet de l’art baroque breton. Certes tout est fait ici pour flatter l’œil : les sculpteurs y font œuvre de virtuosité, dans la finesse des détails comme dans la profusion gratuite de l’ornementation. Cependant nous prendrons le risque de lire plus en profondeur ce retable pour pénétrer plus avant dans l’image qu’il donne de l’homme et de Dieu.

La structure générale du retable des cinq plaies est assez simple : le Christ au centre exhibe ses plaies tandis que deux êtres ailés féminins lui soutiennent une couronne au-dessus de la tête. Sous ses pieds, trois visages rebondis d’enfants. A gauche, une sainte Marguerite victorieuse prend appui sur un dragon ridicule ayant plus l’air d’un chien battu que d’un monstre dangereux. A droite, un saint Sébastien, transpercé de flèches gardant une sérénité étonnante. Enfin, en haut, flaqué de deux aigles menaçants, un Père éternel tient en main le globe terrestre en levant les yeux au ciel.

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Entrons plus dans les détails. Le retable ne présente ici que deux plans : l’avant-scène dominée par les aigles et constituée des cinq statues ; l’arrière-scène formée en bas par un rideau de théâtre (derrière le tabernacle) fermé, et en haut, par le Père éternel apparaissant comme dans une mansarde trop petite pour lui. Quelle belle opposition entre son visage profondément humain, exprimant une certaine souffrance naïve et les visages gominés des statues de l’avant-scène. Anti-héros qui doit rester en coulisse alors que le spectacle sur scène bat son plein : pas de trône, quatre anges peu brillants coincés contre le chambranle n’arrivent pas à lui donner un brin de majesté, pas de couronne sur la tête mais un pot de fleurs posé sur le sommet de sa « niche », deux aigles qui semblent le surveiller plus que de le mettre en vedette. On ne retrouve pas le globe terrestre dans l’espace du bas, ni un quelconque signe que l’homme aux cinq plaies ait un rapport avec le Père éternel. Relégué dans son ciel-coulisse, il ne montre pas un enthousiasme débordant à ce qui se passe en dessous de lui.

Sur scène, le Fils a pris la place du Père, trônant assis, adoré par les anges-femmes, montrant ses plaies victorieusement : retour du héros après la bataille, les pieds sur trois visages d’enfants. Une façon de dire : regardez-moi, je ne suis plus un enfant, je suis maintenant un homme, les femmes m’adorent. A droite, saint Sébastien, lardé de flèches, figure le courage de celui qui a reçu des coups sans rien sentir. A gauche, sainte Marguerite montre ici aussi le courage de la victoire chèrement acquise sur l’>Ennemi (aucune trace de la prière suppliante qui lui valut d’être sauvée du dragon). Son attitude, son regard témoignent au contraire qu’elle s’en est sortie toute seule.

Etonnant retable qui montre sur le devant de la scène un Christ, figure des héros de rêve des adolescents tentant de sortir de l’enfance (qui reste néanmoins visible partout dans les figures d’enfants et d’anges). Rêve de tuer le Père pour prendre sa place : refoulé vers le haut du retable, à peine montrable, semblant attendre que « jeunesse se passe », il il ne fait pas partie du spectacle narcissique de la jeunesse dorée. Rêve de beauté et de puissance, imaginaire excluant la mort. La croix apparaît d’une part sur le globe terrestre dans la main du Père, sobre et vide du supplicié, et d’autre part devant le tabernacle dominant là encore deux visages d’enfants : la croix devient en bas l’emblème de la victoire sur l’enfance. Imaginaire où rien ne se dit entre les personnages, mais où tout se montre : oubli de l’origine (la mère est absente, le Père renvoyé à son ciel de pacotille), effacement du passé (derrière le rideau).

Ce retable a-t-il sa place dans une église ? Dans cette église de Commana ? Nous l’y avons trouvé et c’est une chance : il permet de revenir sur le retable du rosaire et le retable de sainte Anne avec un regard encore plus profond, par l’opposition qu’il propose. Imaginaire ou symbolique ? Donner à voir ou recevoir la parole ? Se sauver tout seul ou tendre la main ? C’est dans cet écart jamais comblé que se joue l’humanité. Dans ce retable on peut lire une ridiculisation de la religion, mais aussi ce rêve plus que jamais contemporain d’une humanité cherchant la puissance, la jeunesse éternelle, la beauté des corps, la séduction pour conjurer la peur de l’inéluctable : la vieillesse et la mort. Montrer les plaies pour qu’elles ne fassent plus mal, s’en glorifier pour mieux les oublier : la magie du spectacle restera-t-elle quand les lumières seront éteintes.

Claude Chapalain