Le retable de Goulven

retour p. 1 p. 2/

 

La Nativité

La scène est saisie au moment où l’enfant sort de Marie, glissant littéralement sur un pan de son manteau. Il est sur le point d’atterrir dans la mangeoire, bien petite, sous le pied gauche de Joseph.

Une ligne verticale sépare la scène en deux parties : elle part de l’enfant, passe par les deux têtes des animaux et se prolonge par le montant en bois de la porte de l’étable. A gauche, Marie, de taille respectable (sa tête frôle le chambranle supérieur de la porte), ni vraiment debout, ni vraiment agenouillée. Elle a les mains jointes d’une personne en prière. Au-dessus d’elle, deux anges : l’un est plongé dans la lecture d’un livre l’autre a les mains jointes et regarde l’enfant.

A droite, Joseph, de bien petite stature, tient un bâton de sa main gauche dont l’extrémité rejoint un pan du manteau de la mère sur la ligne verticale de la scène. De sa main droite, il tient une torche que les dégâts du temps ont éteinte.

Situé derrière Marie, l’âne tend le cou vers l’enfant. Par contre le bœuf est derrière Joseph et regarde respectueusement le nouveau-né. Ce dernier est allongé à même le manteau, nu, auréolé, encore froissé de sa naissance.

L’ange porteur des mots « Gloria in excelsis Deo » fait séparation avec l’espace supérieur. Sous lui, une ouverture vers un paysage où se devine un relief montagneux, une tour et comme une toiture émergeant des nuages.

Cette scène de naissance est singulière. Marie ne porte pas dans ses bras l’enfant qui apparaît : elle le regarde de haut et prie devant lui. De son côté, Joseph n’a pas l’air particulièrement réjoui : il est plutôt soucieux.

Le nouveau-né est l’objet d’attention de tous les personnages, sauf peut-être de l’ange plongé dans sa lecture. Mais ce n’est pas un bébé comme les autres : y a-t-il une place pour lui parmi les humains ? En tout cas, il n’y en avait pas dans la salle commune. Et la mangeoire qui l’attend est bien petite pour lui. Seuls les deux animaux entendent, par leurs oreilles dressées, la rumeur qui d’en haut chante l’arrivée de ce petit d’homme qui prend pied dans le monde des vivants.

Luc 2
1 En ce temps-là parut un édit de César Auguste, ordonnant un recensement de toute la terre. 2 Ce premier recensement eut lieu pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie. 3 Tous allaient se faire inscrire, chacun dans sa ville. 4 Joseph aussi monta de la Galilée, de la ville de Nazareth, pour se rendre en Judée, dans la ville de David, appelée Bethléem, parce qu’il était de la maison et de la famille de David, 5 afin de se faire inscrire avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte. 6 Pendant qu’ils étaient là, le temps où Marie devait enfanter arriva, 7 et elle enfanta son fils premier-né. Elle l’enveloppa de langes, et le coucha dans une mangeoire, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune.

Quand les bergers arrivèrent à Goulven, ils ne virent pas un enfant emmailloté déposé dans une mangeoire. Habitués à scruter l’obscurité des longues nuits de veille, avertis par la voix des Écritures, ils eurent en vision une scène où, en un instant de grâce, le passé, le présent et l’avenir se donnèrent rendez-vous.

L’enfant est visible là en sa naissance. Encore séparé de la terre par le manteau royal de sa mère, il est accueilli par un Joseph si petit devant l’ampleur de cet événement. Du haut des cieux, ou assis au balcon d’une grange, les anges contemplent le nouveau venu parmi les humains.

La jeune mère a le visage légèrement penché vers son enfant tout en bas, loin de ses étreintes et de ses baisers. L’ovale de son visage souligne la sérénité de ses traits. Nous saisissons ce moment unique pour une mère, où le fruit de ses entrailles lui apparaît en pleine lumière. Premier regard où se concentrent des mois de complicité, de caresses et frôlements intérieurs. Marie ouvre les yeux sur ce petit garçon comme un nouveau-né les ouvre sur le nouveau monde qui le recueille. Quand l’heure de la naissance sonne à l’angélus du temps, mère et enfant s’engendrent l’une l’autre en une séparation inaugurale.

Joseph est là, dans un effacement attentif. Lèvres serrées, il fait silence devant ce qui lui échappe. Y-t-il une place pour un père dans cette scène où il se retrouve acteur malgré lui ? Un nouveau-né est un étranger venu d’on ne sait où. Quels bouleversements s’annoncent là ?

Si Marie et Joseph semblent considérer l’enfant de haut, il n’en est pas ainsi des animaux. L’âne, ou peut-être l’ânesse, se presse derrière la mère pour s’approcher le plus près qu’il peut. Ses naseaux frémissent d’un souffle qui enveloppe l’enfant de chaleur.

Le bœuf aux cornes vénérables dresse ses oreilles, à l’écoute de ce qui arrive là. Les deux animaux nous disent ce qui ne se voit pas dans les représentations de Marie et de Joseph : une présence attentive et proche, maternelle et paternelle, qui dessine un premier berceau.

Marie est comme couronnée… de deux spectateurs discrètement présents dans le grenier de l’étable.

L’un est plongé avec sérieux dans la lecture d’un livre, l’autre est plongé dans une méditation heureuse. Le premier scrute les Écritures : « La jeune fille enfantera » avait dit un prophète des temps anciens. Le second est à l’écoute d’une voix, ses ailes d’anges déployées comme deux grandes oreilles attentives. Les deux le savent : l’enfant qui vient est celui dont le nom, gravé dans les Écritures, résonne à qui sait tendre l’oreille à la Parole qui murmure secrètement en chacun de nous.

L’ange glorieux a guidé les bergers dans la nuit. Il s’est arrêté juste au-dessus de l’entrée de la demeure. Ses ailes déployées barrent toute tentation de lever les yeux vers le ciel : « Suivez mon regard, et vous découvrirez une vision céleste au ras du sol » semble-t-il nous dire. Aujourd’hui le très-haut se révèle dans le très-bas.

L’enfant a presque atteint le bord extrême du pan de la robe de sa mère. Une auge de pierre sur laquelle est posé le pied de Joseph fait rempart. Est-ce un pressentiment ? Un obstacle attend l’enfant. Une pierre d’achoppement qui décidera de son avenir.

Dans le lointain se devine une autre demeure, nimbée de nuages. Une tour, dressée sur les rochers escarpés, monte la garde. Mais la voie est ouverte au-delà des obstacles que le premier-né de Marie rencontrera sur sa route.

 

L’Annonce aux bergers

Les ailes déployées, un ange occupe presque tout le ciel. Il est tourné vers les trois bergers de droite : ils sont illuminés par une clarté qui ruisselle sur eux.

Au centre, sur la pente rocailleuse, des animaux dorment.

A gauche, deux bergers sont en retrait dans la pénombre. Ils sont adossés à une colonne.

L’un est tendu vers le ciel, les yeux clos. Un animal noir, endormi, se glisse à l’arrière plan de ses mains. L’autre regarde vers le bas, un genou à terre : il semble peiner à souffler dans son biniou-kozh.

Au-dessus de lui, dans son prolongement, le second berger est tendu de tout son être vers le ciel. Ses yeux sont clos, son vêtement l’enserre. Il semble plongé dans l’écoute attentive d’une rumeur qui tombe du ciel.

Sa main droite retient la patte d’une bête noire et menaçante, prête à bondir.

Au milieu de la scène, faisant rupture avec les humains, s’amassent différents animaux du troupeau. Ils sont recroquevillés au creux du rocher.

 

 

A droite, trois bergers : celui du haut, a le regard émerveillé de celui qui contemple la vision céleste. Le pâtre à la robe blanche se tourne vers son voisin, pour lui désigner de la main la clarté qui tombe du ciel. Celui qui a la barbe, le plus ancien, a les yeux clos. Près de lui, le chien s’est détourné des animaux endormis.

Luc 2
8 Il y avait dans le pays des bergers qui vivaient aux champs. Ils veillaient la nuit, veille après veille, sur leur troupeau. 9 Un ange du Seigneur se tint au-dessus d’eux et la gloire du Seigneur les enveloppa de lumière. Ils furent saisis d’une grande peur. 10 L’ange leur dit : N’ayez pas peur, car je vous annonce une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple. 11 Il est né pour vous, aujourd’hui, un sauveur dans la ville de David : il est Christ Seigneur. 12 Et voici le signe qui est pour vous : vous trouverez un bébé enveloppé de langes et couché dans une mangeoire. 13 Et soudain arriva avec l’ange une immense armée céleste qui louait Dieu en disant : 14 Gloire à Dieu au pus haut des cieux et sur la terre paix parmi ses bien-aimés.

La nuit est si longue quand on se tient au dehors, quand on n’a pas de place dans la salle commune, quand le seul abri est une tente ou l’encoignure d’une porte qui reste fermée.

Heure après heure, au cœur de la nuit, des bergers veillent sur le troupeau qui peu à peu entre dans le silence.

Certains vivent la nuit en plein jour. Une obscurité de peine ou d’angoisse est tombée sur leur existence. Nous vivons parfois à tâtons. Où sont les bergers qui par leur présence attentive allument quelques étoiles pour ces nuits sans lune ?

Dans quelle profondeur de ténèbres montent-ils la garde ?

Pour qui joue le berger musicien ? Accompagne-t-il sur terre un chant céleste ? Si nous tendons l’oreille, peut-être entendrons nous la mélodie intérieure qui travaille au corps les enfants de la terre. Chant du désir, de l’attente de l’inattendu. Cette mélodie peut nous arracher à l’engourdissement qui nous guette : qu’attendre de ce monde qui va à sa perte ?

Il en faut du souffle pour tirer de cet instrument ancien des sons nouveaux !

La nuit héberge aussi des cauchemars. Des bêtes noires sont tapies à notre porte : il y en a deux dans cette scène. Une au sommet des rochers, l’autre au plus bas. Jusqu’à quand nous faudra-t-il lutter seul contre les forces obscures qui hantent nos nuits ?

Les moutons, une brebis et un bélier, dorment sous la garde des pâtres. A quoi rêvent-ils en ce moment ? De pâturages verdoyants ? Ou de carnassiers menaçants ?

L’ange, dans les hauteurs, déploie ses grandes ailes de bienveillance au-dessus des bergers. « N’ayez pas peur, car je vous annonce une bonne nouvelle » Il est tourné vers les bergers de droite qui accueillent en confiance sa parole de bonheur.

Ils ont le visage nimbé de blanc, ils rayonnent de la gloire du Seigneur qui vient les envelopper : la paix habite les bien-aimés de Dieu.

Tout à l’écoute de la Parole de l’ange, ils sont reliés au ciel par leur main levée.

Le berger du haut, est tout entier tourné vers l’apparition lumineuse.

Le pâtre à la robe blanche relaie vers le vieux berger la parole entendue. Dans ses bras, il soutient contre son cœur un agnelet qui préfigure ici celui qu’on appellera l’agneau de Dieu.

L’ancien, celui qui a la barbe, serait-il aveugle ? Même s’il ne distingue pas la lueur céleste, il voit avec les yeux du cœur : « L’essentiel est invisible pour les yeux ». Son chien, son guide, délaissant la surveillance du troupeau, le regarde avec amitié.

C’est lui qui porte le grand bâton de pasteur qui guide le troupeau. Il est le patriarche, celui qui connaît les dangers du désert, les points d’eau et les rares pâturages. Il est le pauvre parmi les pauvres que sont les bergers.

Quelle joie d’avoir été les premiers informés qu’un sauveur, un fils du roi-berger David, vient de naître ! Avant les chefs du peuple, avant les prêtres du Temple, avant les pharisiens, les savants de la Loi de Moïse.

 

L’Adoration des mages

Joseph, dans la maison, porte une torche. Devant lui, Marie, assise, tient son fils sur ses genoux. Il porte une petite auréole. Il salue l’homme qui se tient agenouillé devant lui, les mains jointes. Au-dessus, deux rois couronnés sont surmontés chacun par une tour. L’un a la peau noire ; il porte une vase de parfum. L’autre, au centre de la scène, porte une coupe.

Entre ces deux-là se passe quelque chose d’intéressant. Le regard et le geste de la main du roi de couleur désignent le ciboire. Quant à celui qui le porte, il fait le lien par son regard et son geste entre le vase de parfum et la coupe. On peut supposer que ce vase évoque l’embaumement du corps mort de Jésus et que le ciboire représente la coupe du dernier repas de Jésus avec ses disciples où il évoquait sa vie donnée.

La scène du bas, avec la mère, l’enfant et l’adorateur est très différente : elle évoque une vie qui s’offre au regard étranger, sur le seuil de l’habitation. Joseph est en retrait, mais fait signe par son flambeau évoquant probablement que l’enfant est en ce moment déjà une lumière pour les nations.

 

Matthieu 2
26 Jésus étant né à Bethléem en Judée, au temps du roi Hérode, voici, des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem, 2 et dirent : Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus pour l’adorer. 3 Le roi Hérode, ayant appris cela, fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. 4 Il assembla tous les principaux prêtres et les scribes du peuple, et il s’informa auprès d’eux du lieu où devait naître le Christ. 5 Ils lui dirent : A Bethléem en Judée; car voici ce qui a été écrit par le prophète : 6Et toi, Bethléem, terre de Juda, Tu n’es certes pas la moindre entre les principales villes de Juda, Car de toi sortira un chef Qui paîtra Israël, mon peuple. 7 Alors Hérode fit appeler en secret les mages, et s’enquit soigneusement auprès d’eux du temps écoulé depuis que l’étoile brillait. 8 Puis il les envoya à Bethléem, en disant : Allez, et prenez des informations exactes sur le petit enfant; quand vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’aille aussi moi-même l’adorer. 9 Après avoir entendu le roi, ils partirent. Et voici, l’étoile qu’ils avaient vue en Orient marchait devant eux. Étant arrivée au-dessus du lieu où était le petit enfant, elle s’arrêta. 10 Quand ils aperçurent l’étoile, ils furent saisis d’une très grande joie. 11 Ils entrèrent dans la maison, virent le petit enfant avec Marie, sa mère, se prosternèrent et l’adorèrent. Ils ouvrirent ensuite leurs trésors, et lui offrirent en présent de l’or, de l’encens et de la myrrhe. 12 Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.

L’enfant n’est plus tout à fait un nouveau-né. Sur les genoux de sa mère assise au seuil de la maison, il répond par un geste de la main à l’adoration du religieux agenouillé. Il a les yeux baissés, mais il est tout sourire. Il a gardé sa nudité et son auréole de naissance. Sa mère le présente à l’homme en habit de franciscain. Le visage grave, elle regarde sa menotte levée en signe de salut. Mais cet homme ne regarde pas le bébé accueillant. Ses yeux sont tournés vers la gauche, portant son attention sur quelque chose ou quelqu’un d’autre. En fait, son regard traverse la colonne séparant les panneaux et rejoint le nouveau-né de la scène de la Nativité, située juste à côté.

Regret de n’avoir pas été là à la naissance ? Interrogation sur l’origine de cet enfant ? A chercher l’invisible, il arrive qu’on ne voie pas ce qu’on a sous les yeux. Cet homme a pris la place d’un troisième mage, mais il se trompe de scène. Qu’adore-t-il au juste ?

Les deux mages sont des rois. Les tours qui les dominent accentuent l’idée de puissance associée à la royauté. Ils font bande à part, occupés avec leurs présents bien significatifs : la vie donnée, la coupe, est une mort annoncée, le vase de parfum. Ils offrent à notre vue ces figures de ce qui vient plus qu’ils ne les tendent vers l’enfant.

Ils sont bien différents : le roi à la peau d’ébène apparaît plus petit, même monté sur un rocher. Il a l’air plus jeune : de visage comme de vêtements. Son manteau, retenu dans sa main, dévoile des bottes de jais assorties à la couleur de sa peau. Il est doublé d’un tissu blanc qui retombe en drapé. L’envers des apparences qui ne durent qu’un temps est un linceul pour la mort qui vient. Ce jeune roi est comme un fils à côté de son père, majestueux, trônant sur l’axe vertical de la scène. Un fils qui désigne cette coupe que le fils de Marie boira jusqu’à la lie.

Et il y a Joseph, réfugié dans la maison, le chapeau à la main devant ce beau monde. Il semble apporter aussi son cadeau : un flambeau qu’il regarde luire avec attention. En retrait, discret mais bien visible, le voilà notre troisième roi !

Il n’y a pas d’étoile dans le ciel de cette rencontre, mais une lumière allumée dans le clair-obscur, éclairant par l’arrière la coupe d’or.